La philosophie, mot qui vient du latin « desiderare », regretter un astre disparu, d’où la nostalgie d’une étoile, a un lien constitutif avec le désir. En effet, philosophie signifie en grec : amour de la sagesse et Socrate, qui ne cesse de rappeler que« tout ce qu’il sait, c’est qu’il ne sait rien », n’hésite pas à se présenter come un spécialiste d’Eros. Or, Eros est une figure mythologique du désir, fils d’une mystérieuse mendiante miséreuse dont le nom évoque la pénurie « Penia » et d’un être de sang divin, puissant, inventif, capable d’ouvrir tous les passages « Poros ». Donc Eros est le symbole du métissage entre la richesse et la pauvreté, d’où le caractère contradictoire du désir. Pourtant, tout en reconnaissant dans le désir le moteur du mouvement qui anime la philosophie, la philosophie n’a cessé de dénoncer certains effets du désir. On peut déjà commencer par remarquer qu’il n’y a pas un désir mais des désirs, extrêmement diversifiés et changeants, à la fois pour une même personne, d’un moment à l’autre, d’une époque à une autre mais aussi d’une personne à une autre. On peut aimer, ne plus aimer, on peut même haïr ce que l’on a aimé. Les désirs sont multiples, instables, et Platon, dans la République, les compare à des bêtes multiformes et polycéphales. Est-ce strictement nécessaire, ou est-ce obligatoire d’éradiquer, d’éliminer une tendance du sujet qui le porte vers un objet qu’il imagine, qu’il représente comme source possible de satisfaction et de plaisir? Même sil s’agissait d’un simple conseil ? Est-ce vraiment un bon conseil ? Dans un premier temps, nous allons voir si la raison devrait prendre le pas sur le désir, pour ensuite voir si on peut vraiment vivre sans désir. Enfin nous verrons si le désir constitue véritablement une entrave à la liberté humaine, à tel point qu’il faudrait l’éradiquer. Dès lors on se demande, la raison doit-elle vaincre le désir ? Certes, la raison devrait vaincre le désir. En effet, puisque le désir est contradictoire et que toute contradiction s’oppose au principe de raison, ne faut-il pas que la raison l’emporte sur cette tendance, source d’insatisfactions perpétuelles ? La raison est principe d’ordre, elle nous permet de bien juger pour agir mieux, alors que le désir engendre la confusion et l’excès. Nous désirons tout et n’importe quoi et sommes complices des opérations de marketing qui savent si bien toucher nos manques. Nous critiquons la mode, mais nous la suivons. Parfois, pire encore, nous sombrons dans la passion, sentiment exclusif qui polarise notre psychisme sur un seul objet, jusqu’à l’obsession, dans l’indifférence pour tout le reste. Nous subissons alors notre plus fort désir, et, tout en ne vivant que pour elle, notre passion nous aliène, nous prive de toute lucidité. Pensons à Harpagon ou au don Juan de Molière. Ne vaudrait-il pas mieux cesser de désirer puisque le désir s’avère finalement source de souffrance bien plus que de jouissance ? Ne vaudrait-il pas se résoudre à veiller au bonheur universel, comme Descartes quand il dit « Changer mes désirs plutôt que l’ordre du monde » ?

D’autre part, les traditions religieuses nous enseignent la maitrise de nos tendances. Le corps est source de péché, la chair nous perdra. D’après l’Ancien testament, si Dieu nous a chassés du jardin d’Eden, c’est bien parce que nous avons succombé au désir. Pour Epicure, dans Lettre à Ménécée, l’absence de souffrance ou ataraxie et la présence du plaisir doivent orienter notre recherche du bonheur. Mais contrairement à ce que l’on croit, la plupart des désirs engendrent bien plus de douleur que de plaisir, et il faut donc les rejeter. Par exemple, le désir de célébrité nous plonge dans une agitation perpétuelle, empêchant tout repos de l’âme. Seuls certains désirs sont nécessaires au bonheur et méritent d’être satisfaits, ceux qui sont naturels et nécessaires à la santé du corps et à la tranquillité de l’homme. Dans son Manuel, Epictète explique que nous devons cultiver notre volonté contre les désirs indésirables, ceux dont le caractère illimité n’engendrera que folie et souffrance. Certaines choses ne dépendent pas de nous et désirer ce qui n’est pas en notre pouvoir nous rendra malheureux. C’est pourquoi nous devons faire dépendre nos désirs de nos choix, c’est-à-dire de notre volonté et ainsi ne désirer que ce qui est en notre pouvoir.

Or, nous avons vu que toute contradiction va à l’encontre du principe de raison. Et c’est bien la raison qui oriente mes pensées comme mes actions dans le bon sens, qui me permet de bien juger pour bien agir, alors que le désir serait contraire à celle-ci et par là-même ne peut que m’entraîner dans le désordre et la confusion. Si la raison est principe de mesure, de modération, de sagesse, alors le désir apparaît comme adepte de la démesure et de l’irrationalité la plus grande. Si la raison est principe d’ordre, alors le désire instaure le désordre et engendre la souffrance. De plus, la réflexion sur le désir s’est toujours doublée avec l’étude de la morale. L’étude cherche à établir une discrimination entre les désirs et établir une technique sur la possibilité de maîtriser les désirs, comme on le constate dans le mythe de l’attelage ailé (tripartition de l’âme). Ainsi Platon, dans le Phèdre, illustre la nécessite de maîtriser ses désirs pour arriver à quelque chose. Ce mythe symbolise l’attitude courageuse de l’homme souhaitant maîtriser des désirs. Le cocher n’a pas chez les hommes, à la différence des Dieux, la tâche facile car l’un des deux chevaux, entêté, risque, à tout instant, de compromettre l’équilibre et de faire basculer l’attelage. Ce cheval rebelle est le désir qui veut prendre le pas sur la raison et décider à sa place de ce qui est désirable. Il appartient, dès lors, à la raison, symbolisée par le cocher, de le maîtriser. Mais la tâche est rude, et, ayant fort à faire, la raison doit s’armer de courage et faire appel à un coéquipier. Ce coéquipier est cette âme courageuse que nous appellerions aujourd’hui la volonté. La volonté est cette faculté qui, éclairée par la raison, va maîtriser dans le désir ce qui est condamnable, et notamment son goût illimité du pouvoir. C’est par la volonté, solidaire de la raison, que nous pourrons ne plus être les jouets du désir, et décider activement et librement des meilleurs fins pour nous-mêmes. D’où la nécessité d’en finir avec le désir pour qu’un homme puisse vivre en paix, en paix avec l’univers. Effectivement, pour vivre en paix avec l’univers, il devrait être en paix avec les hommes, et pour vivre en paix avec les hommes, il devrait être en paix avec lui-même, et pour vivre en paix avec lui-même, il devrait contrôler ses désirs, les maîtriser, les dominer, car désir égale aussi souffrance, contradiction et c’est la raison pour laquelle Je ne peux pas, dans le désir, être en paix avec moi-même, si je demeure tiraillé entre le plaisir et la réalité. Je ne peux que souffrir, d’une souffrance accentuée par l’impuissance à le satisfaire et la culpabilité engendrée par la conscience d’enfreindre l’ordre moral. Comment dès lors ne pas en finir avec ses désirs, et même, n’est-ce pas notre devoir d’en finir avec lui ? Mais…. peut-on vivre sans désir ? Tout d’abord, le désir est l’essence de l’homme. Le désir peut certes conduire à la souffrance mais le condamner ne revient-il pas à nier l’humanité même de l’homme ? N’est-ce pas par le désir que l’homme se définit avant tout, pour le meilleur comme pour le pire ? L’homme est un être de désir. Il est ce qui nous fait être, en chacun de nous, c’est lui qui nous meut et nous émeut. C’est en tout cas la thèse de Baruch Spinoza (éthique, 1677) qui présente le désir comme l’essence de l’homme, l’expression du conatus, cette force qui nous permet de persévérer dans notre être, force motrice qui nous constitue et nous anime. Le désir n’est pas un accident mais il est notre être même, considéré dans sa puissance d’agir ou sa force d’exister, dans sa capacité à produire des valeurs indépendamment de celles de l’objet désiré. Pour Spinoza, aucune chose n’est désirable en elle-même, n’est bonne en elle-même. Au contraire, nous jugeons qu’une chose est bonne parce que nous la désirons et nous la désirons parce qu’elle augmente notre puissance d’être. La valeur du désir n’est donc nullement subordonnée à la valeur de l’objet désiré puisque c’est le désir qui produit de la valeur. Le désir, loin d’être la marque de la misère de l’homme soi-disant condamné à la vacuité de son être, est au contraire une puissance positive d’affirmation de soi. Il serait donc absurde de vouloir supprimer le désir puisque nous supprimerions en même temps ce qui fait notre puissance et nous pousse à être. Enfin, affirmer du désir qu’il est l’essence de l’homme n’appelle pas la satisfaction de tous les désirs mais permet de mieux saisir la réalité de notre être. Que serions-nous sans désir ? Que serait notre existence ? A ces questions, Jean Jacques Rousseau (Julie ou la Nouvelle Héloïse, 1761) répond explicitement : « Malheur à qui n’a plus rien à désirer ! Il perd pour ainsi dire tout ce qu’il possède ». En effet, en obtenant ce que nous avons désiré, que de déceptions souvent, mais quel bonheur de désirer ! Notre plus grand bonheur n’est sans doute pas dans la satisfaction du désir, mais dans le fait même de désirer. Nous désirons surtout désirer et être désirés, bien plus que nous ne désirons posséder telle ou telle chose. Notre plus grand bonheur, affirme Rousseau, réside dans l’attente du bonheur, et nous perdrions le goût de vivre si nous n’avions plus rien à désirer. Alors, le désir est-il nécessairement une entrave à la liberté humaine, à un tel point qu’il faut s’en débarrasser? Est-ce que le désir est finalement quelque chose qui nous rend prisonnier de nous-mêmes? Le désir a un caractère humain car il constitue l’essence de l’être humain et distingue ainsi l’homme de l’animal. En ce sens aucun animal ne désire à proprement parler: l’animal est un être de besoin alors que l’homme est essentiellement un être de désir. Certes, il y a toujours une inadéquation entre ce qui fait miroiter le désir et ce qu’offre la réalité pour l’assouvir. Mais justement, le désir n’ouvre-t-il pas sur un absolu que seul l’homme peut espérer atteindre, vers lequel seul il peut tendre ? René, le héros de Chateaubriand, souffre de cette inadaptation au réel, ce mal de vivre. Mais il y voit aussi l’expression d’une force vitale et de tous ses espoirs. Le désir est l’affirmation même d’une existence qu’il reste à créer. Donc on ne peut nier le plaisir qu’il y a à désirer. Don Juan nous mène plus loin encore : l’objet de son désir, dans sa quête effrénée, c’est son désir même. Dès lors, une question se pose : est-ce parce qu’on désire une chose qu’elle est désirable ou parce qu’elle est désirable qu’on la désire ? Dans toute culture, le désirable varie, selon les coutumes, les époques, les lieux, etc. Cependant, en plus de la concrétisation dans des objets ou des objectifs, n’est-ce pas la nécessité de désirer qui prime ? Le désir est l’essence de l’homme. Et dirigé vers tel ou tel objet, le désir le rendrait indésirable. Donc le désir ne représente pas toujours une entrave, il constitue parfois un tremplin. Il s’agit de faire une distinction entre les désirs liés au corps et ceux liés à l’âme. Peut-on toutefois déceler ce qui, désirable en soi, mériterait qu’on s’y consacre ? La distinction entre les désirs liés au corps et ceux de l’âme seule conduit à s’interroger sur la valeur accordée aux désirs. Cela conditionne des choix d’existence. C’est une question de liberté, de spiritualité aussi. Or, le désir peut nous élever comme il peut nous abaisser, d’où la nécessité de la raison qui doit poser les bornes. Le désir devient entrave s’il nous abaisse d’où le rôle de la raison soutenue par la volonté. La vraie sagesse consiste-elle cependant à vouloir toujours vaincre le désir, le maîtriser ? Ne faudrait-il pas plutôt essayer de comprendre sa nature ? N’est-ce pas par le désir que l’homme se distingue des autres espèces, et notamment de l’animal ? S’il partage, en effet, avec l’ensemble des être vivants, des besoins vitaux, l’homme est le seul à n’en pas rester là, au seul assouvissement de ceux-ci, le seul à être capable de les transcender. On peut aspirer à la sagesse sans pour autant confondre sagesse et ascétisme. On peut aspirer au bonheur sans pour autant en passer par le sacrifice et la mutilation. Il s’agirait non plus de vaincre absolument le désir mais de l’assumer dans une recherche d’unité en soi, en dépassant la peur désormais comprise non plus comme une obligation morale et préventive mais comme signe d’un sens à venir, encore inconnu, de notre existence. En conclusion, manque et puissance, ombre et lumière, absence et présence, satisfaction et frustration, le désir est un mixte d’opposés toujours hésitants entre l’actif et le passif. La nature du désir est effectivement contradictoire. Pourtant, il ne s’agit pas tant de satisfaire le désir que de le reconnaître, et c’est dans cette reconnaissance que l’humanisation se fait. Car le désir nous fait exister, au sens étymologique du terme, comme sortie du soi. Plus que le simple fait d’être, il nous fait naître à nous-mêmes et renaître encore chaque fois qu’il renaît lui-même. Au fil du désir, de désir en désir, l’homme existe et ne se contente pas d’être, de vivre ou de survivre. Jamais à l’abri du vertige et pourtant funambule, jouant d’un équilibre fragile, l’homme ne se fait homme par ses désirs. Falloir se débarrasser du désir serait alors falloir cesser d’exister ! Pour en finir avec le désir, encore faut-il le désirer ! Dès lors, on peut concevoir l’humain non comme cet être déraisonnable qui doit, d’une manière ou d’une autre, se rendre à la raison, mais bien comme le lieu d’un « mariage de raison » entre deux ordres : la raison et le désir en apparence incompatibles, mais en fait profondément similaires. Si nous en finissons avec nos désirs, ce sera par la raison, et si nous vainquons la raison, ce sera par le désir. Surgit alors une figure en chiasme qui prouve une similitude entre ces deux. Découvrir et reconnaître cette cohérence intime entre le monde et nous seraient justement atteindre la sagesse. Et n’oublions pas que la sagesse a été définie comme un art de se conduire à l’égard de ses propres désirs. Donc le désir et la vie ne vont pas l’un sans l’autre et comme le dit si bien notre philosophe Gibran Khalil Gibran : « Le désir est la moitié de la vie. L'indifférence est la moitié de la mort. »

Joya Haddad, 2012